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Macadam
En savoir +Le corps comme une membrane urbaine
Au cours de ma pratique, le terme « frontières du corps » s’est révélé correspondre à mon besoin de désenclaver l’entité du corps humain dans l’espace, en fonction de nombreuses variables. http://www.sandrinesaiah.com/B-1-sculpture.html
Si le corps est comme une île, son rapport à ce qui le délimite fait de lui un objet entre étanche ou poreux. Tout comme une cellule vit d’échanges intercellulaires, le corps vit de ses interdépendances avec son milieu, de ses pulsations, de ses mouvements, de ses rétractions, de ses élans.
Avec la série Macadam, j’ai voulu considérer l’impact de notre relation au sol urbain recouvert de macadam goudronné depuis plus de 2 siècles, pour ce qui est de l’Europe et des Etats-Unis. Si au XIXe siècle, 10% de la population mondiale vivait en milieu urbain, aujourd’hui il s’agit de 60%.
Ce phénomène d’urbanisation mondiale entraine avec lui le même modèle de revêtement des chaussées. Sous nos pieds de l’enrobé bitumineux ; ce tapis est devenu une interface généralisée entre la terre et l’humain. Nos voies de communication terrienne, les chaussées, ont toutes ce même support, devenu l’image banale de la surface sur laquelle nous nous déplaçons.
Imperméable, étanche et compacte, cette interface se fissure bien souvent et comme une peau nous met en relation avec une intériorité autrement masquée.Avec cette série Macadam, je mets en avant l’idée d’une membrane urbaine. Interface que l’on voit sans regarder, tout aussi bien assimilée, intégrée qu’incorporée inconsciemment.
L’uniformisation commence sous nos pieds et si notre relation au sol urbain est identique partout, le corps est amené à réduire son champ d’investigation. Il est conduit, canalisé dans un cadre fonctionnel, supposé a-accidentel. Cette interface qui nous isole de la terre, gomme la diversité de son écorce, de ses aspérités, de ses accidents.Aussi je relève au-delà de cette homogénéité de l’enrobé bitumineux, l’importance des interstices, des fissures, qui ouvrent sur le monde de l’en-dessous, telle une brèche sur l’invisible, sur le mouvant, l’informe, l’écoulement des fluides.
Plus franches et plus engagées dans le passage vers l’en-dessous sont les bouches d’égout, les regards de chaussée. Ces références au corps humain ne sont pas anodines et c’est en tant que telles, qu’elles sont exploitées dans la série Macadam.Silhouettes biface, elles donnent à voir des contours humains de citadins anonymes, dont une des faces renvoie l’idée d’une incorporation de la surface socialisée, la chaussée. En contre point, la mise à nu d’un sous-sol géologique où les flux, les ruissellements mais aussi les eaux stagnantes vivent affranchis des contraintes urbaines ordonnées. Fissures, orifices sont les portes, les passages qui relient entre elles les deux faces de chacune des silhouettes de cette série Macadam.
FermerPortant
En savoir +Il y a la terre, il y a les océans, le ciel qui glisse dans l’univers.Une ligne d’horizon et des pas.Je ne suis pas un arbre, je suis biface, il faut me retourner pour découvrir les 180° manquant.De ce point, d’où je suis, je n’ai qu’une envie me déplacer. Une direction… ?Ceci est le bref résumé du rapport initial de l’homme à l’espace.La suite de son histoire est celle qui alterne ou conjugue quête et conquête :chercher, rechercher, comprendre, savoir/ dominer, maîtriser, prendre possession.Jusqu’à son saut de puce, jusqu’à la lune qui lui a permis de se retourner pour voir la terre dans sa globalité, dans son apesanteur, l’humanité n’avait pas compté ses pas pour connaitre la géographie physique de sa planète.De retour de ce voyage sur la Lune, outre la poursuite de ses quêtes de conquêtes de l’univers, l’humanité a poursuivi ses investigations sur la Terre, mais plus seulement sur elle-même, sur son double, son image, ses images. Une sorte de fascination du regard, voir, se voir, voir partout, voir des reflets de fragments de la Terre, embrasser la ligne sphérique de la Terre comme une réponse au désir humain jamais rassasié: l’ubiquité.Alors, maintenant que la géographie physique est recouverte d’une géographie virtuelle, diffractant la réalité, comment l’humanité guide ses pas? Si elle peut être partout en même temps, quelle est la valeur de ses déplacements ? Y-a-t-il toujours un ailleurs, un lointain pour rêver ?Si le corps humain fut l’étalon dans le rapport de l’humanité à l’espace physique, l’est-il encore dans l’espace numérique d’Internet?Où est le corps dans le monde des équations, des algorithmes? À partir de quel étalon s’établit, s’ordonnance l’espace numérique?Le désir n’est pas mathématique, il est imprévisible, fluctuant, tributaire des contextes.-----------------------En quoi l’espace numérique concerne ma recherche plastique sur les frontières du corps ?Tout simplement parce que nous « naviguons » dans cet espace depuis plusieurs décennies et que, comme ce verbe l’indique, le corps y a perdu le contact au sol.De plus, ce nouvel espace présente les mêmes caractéristiques que celles de la cosmologie contemporaine à savoir sans centre, sans bord, en expansion et où tout est en mouvement.(Cf. texte 1= plusieurs)Notre rapport à cet espace indélimité qu’est Internet, peut-il avoir en retour des incidences sur notre relation corporelle à l’espace physique?L’orientation et le positionnement dans l’espace physique s’établissent dans un premier temps à partir des perceptions sensorimotrices où tous les sens sont sollicités.L’espace numérique n’est pas l’espace physique, il est actuellement dans sa matérialité un écran rectangulaire à travers lequel la pensée circule essentiellement par la vision.Notre rapport corporel à cet espace est restreint et contraignant. Seule la mobilité réduite de la tête, des yeux et des mains participe aux actions. Les sens proprioceptif et kinesthésique sont mobilisés uniquement pour tenir la posture, sans état de conscience physique. Les actions menées dans l’espace numérique ne dépendent pas du pouvoir corporel, de sa puissance, mais uniquement des capacités cognitives, relationnelles et financières.Peut-on dire que le corps y est anesthésié, oublié, s’est-il laissé bercer par la « navigation »?----------------------En fait, parler du corps et de l’espace dans ce contexte du numérique conduit à se demander si les paramètres sont les mêmes, quelque soit l’espace dont on parle.Mais, avant de considérer l’espace comme une notion philosophique et scientifique, l’espace s’appréhende par le corps. Si celui-ci est immobile, le champ visuel est restreint. Pour l’agrandir, s’engage la mobilité des yeux puis le déplacement du corps dans l’espace. La mesure de celui-ci fut basée sur nos pas et sa durée, puis sur celle du nombre de chevaux pour parcourir une distance dans un temps.L’espace a donc comme pendant le temps. Il est difficile de le concevoir et peut-être même de le sentir affranchi de son rapport au temps. Ainsi, l’astronomie, l’astrophysique, la philosophie… ne peuvent envisager l’espace sans son alter-ego, le temps.Or, il semblerait que ce binôme « ancestral » soit perturbé dans l’espace numérique par le simple fait que l’ubiquité virtuelle mette à mal les distances et le temps.Si un homme moyen de 1,70 m fait du 4 km/h, il devrait mesurer 708 m pour faire le tour de la planète en 24 heures... Or, point n’est besoin de se référer au corps humain pour pénétrer et naviguer dans l’espace numérique qui n’a pas de délimitation puisqu’ il est possible d’être à la fois à Tokyo, à Johannesburg, à Sydney...
_______________«Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent à nouveau.» Anaxagore«Rien ne se perd, rien ne se gagne tout se transforme.» A. Lavoisier«Une chose ne disparaît que parce qu’une autre l’a remplacée. Suppression signifie ainsi substitution.» H. Bergson. La pensée et le mouvant. III Le possible et le Réel, puf. 2013. p.106L’idée essentielle qui traverse le temps, avec ces trois citations, est que toute transformation s’opère grâce à de l’existant sans induire de perte physique, chimique. Dans ce principe, la simultanéité du visible/invisible, présent/absent est au cœur de toute métamorphose, transformation, création.«C’est donc la totalité des présences simplement disposées dans un nouvel ordre qu’on a devant soi quand on veut totaliser les absences.» H. Bergson. La pensée et le mouvant . III Le possible et le Réel, puf. 2013. p.108L’espace numérique transforme l’espace physique par la fragmentation, la duplication, la multiplication du même, du même transformé, produisant une mouture extensible et à la fois renouvelée. Il offre l’illusion de «totaliser les absences» de l’espace physique.Mais de deux choses l’une, ou l’on considère que l’espace numérique est en continuité, sans rupture avec l’espace physique ou bien qu’il est l’équivalent d’une substitution de l’espace physique et auquel cas, qu’il peut le remplacer. S’il s’agit de la seconde éventualité, comment notre rapport corporel à l’espace physique peut-t-il se transposer dans ce nouvel ordonnancement qu’est Internet, en sachant que le corps y tient un rôle mineur ?------------------------Je laisse de côté la forme structurelle de ce nouvel ordonnancement qui est proposé pour l’essentiel par Google. Je le considère uniquement comme espace qui, en tant que tel, nous demande de nous positionner et de nous orienter.Si l’on considère que le sens de l’orientation se développe initialement dans le rapport du corps à l’espace, il faut souligner que l’espace numérique est une reconfiguration, un réagencement de deux types d’espace : l’espace physique et l’espace humain.L’espace physique est celui sur lequel le corps se déplace (la terre, son relief, ses lignes de côte... les océans et les mers). Il a donné lieu à la géographie avec tout ce que regroupe la géodésie. À quoi s’ajoute l’ensemble des éléments de mesure et d’orientation terrestre et martine. L’espace physique est également celui dans lequel le corps est inclus (air, eau) et qui se poursuit au-dessus de lui sans limite avec l’univers. Le corps y est véhicule.L’espace humain est celui qui est entre les hommes, celui où s’organise la vie en société et qui est nécessaire au maintien de l’équilibre de celle-ci. Cet espace humain s’est affranchi de l’espace physique géographique pour définir des frontières différentes des frontières naturelles. Elles sont mouvantes, visibles ou invisibles mais appartiennent à l’histoire de l’humanité, celles des empires, des Etats, des colonies... Le corps y est présent en tant qu’identité unifié, identifiable qui permet une confrontation physique avec un autre corps."L'homme est a-politique. La politique prend naissance dans l'espace qui est entre les hommes... Il n'existe pas une substance véritablement politique. La politique prend naissance dans l'espace intermédiaire et elle se constitue comme une relation." Hanna Arendt. Qu'est-ce que la politique? Le seuil. 2005.------------------------"On est incapable de vivre l'espace sans le modifier, le marquer, faire des seuils. L'humanité peut s'étudier selon la manière dont elle investit l'espace. Le numérique modifie la spatialité, c'est une redistribution des seuils." Milad Doueihi. Pour un humanisme numérique. Le seuil. 2008.Comment savoir se positionner face à l’espace numérique qu’est l’Internet s’il n’est qu’une mouture modulable de l’espace humain complexe, multiple et mouvant, associé à une juxtaposition des différentes échelles de l’espace physique? Si le corps, indicateur ancestral de l’orientation dans l’espace physique, est contraint à l’immobilité, quels sont les relais qui lui permettent de vivre l’instant présent dans cet espace numérique diffracté? Dans quelle mesure est-il capable de vivre le présent de manière unifiée ?La densité du corps humain dans l’espace physique semble se dissoudre dans une présence-absence, dans son face à face avec l’écran numérique. Ne peut-on pas le considérer alors comme une membrane traversée, par effet feedback, de la multiplicité des déplacements à l’intérieur de l’espace numérique? Ne deviendrait-il pas un territoire colonisé où s’incorporerait un ensemble disparate d’images? Cette membrane serait alors le produit des algorithmes qui gouvernent l’ensemble des données visibles.Par ailleurs, le corps immobile face à l’espace numérique, est invisible dans celui-ci. Cependant, il est tracé dans l’ensemble des déplacements, des actions de la personne. À la différence de l’espace physique où les mouvements du corps sont éphémères, là, ils ne sont pas volatiles, ils sont mémorisés.«Collection disparate de traces d’activités décousues révélant de façon kaléidoscopique des micro-facettes identitaires, l’individu calculé est un flux. Il est à la fois transparent et expulsé de ses propres traces.»Dominique Cardon. À quoi rêvent les algorithmes. Le Seuil. 2015.Peut-on dire, qu’au même titre que l’espace physique et humain sont mis en mouture selon un nouvel ordonnancement dans l’espace numérique, que le corps humain se retrouve diffracté dans l’espace numérique et que sa composante de base est la trace ? Peut-on dire qu’immobile, il devient une cible facile et que dans ce face à face, les interactions ne se font pas avec les mêmes règles de visibilité ?La puissance du corps, sa vélocité, sa densité, sa souplesse, son enracinement, est exclue de l’espace numérique. Elle est contrainte à ce qu’elle a toujours évité : l’immobilité. L’espace numérique n’est pas une transposition de l’espace physique et humain.Dans ce nouvel espace numérique qui n'est pas une transposition de l'espace (physique et humain), le corps est dépossédé de ses pouvoirs, seule la cognition doit faire la part des choses. Plus elle est réduite, plus la navigation est pauvre.Les systèmes d'orientation traditionnels n' y ont aucune efficience, les frontières de l'espace physique n'ayant pas d'équivalence avec les frontières mouvantes et "discrètes" de l'espace numérique.Sans déplacement du corps humain, la "navigation" dépend de la nomenclature des moteurs de recherches qui, elle seule, donne un cadre, une frontière, une circonscription qui s'oublie par l'immersion.Fermer1 = plusieurs
AnalogieEn savoir +Elle regardait un tableau aussi grand qu’elle.
Elle, elle portait un costume Renaissance.
Cette image a longtemps flotté dans mon esprit, jusqu’à ce qu’elle s’impose à moi comme incontournable.
Il ne me restait plus qu’à la réaliser. Cette image étrange, étrangère aux différents registres que j’ai abordés jusqu’ici, perturbait mon cheminement artistique comme si elle m’obligeait à sortir de mon temps. Comme s’il fallait me retourner. Je voyais bien cette femme hiératique sans lien avec notre époque, comme sortie d’un tableau Renaissance, mais je ne comprenais pas l’intérêt de réaliser une telle sculpture ; si ce n’est l’excitation d’emprunter un chemin jusqu’ici inconnu. Sa réalisation fut plus longue que j’aurais pu le supposer.
Mais le temps que je lui ai consacré fut court en comparaison de celui que j’ai dû prendre pour saisir la nature du tableau qu’elle regardait. J’ai dû abandonner les réflexes de la rapidité de mes actions pour rentrer dans une spirale dont je ne voyais pas la fin.“Je trace un rectangle de la taille qui me plaît et j’imagine que c’est une fenêtre ouverte par laquelle je regarde tout ce qui y sera représenté”. Leon d'Alberti, 1404-1472.C’est bien de cela dont il s’agit. Elle regardait un tableau, fenêtre ouverte sur le monde. Elle regardait…. un paysage, comme celui dans lequel elle aurait pu elle-même être représentée dans une peinture Renaissance : un paysage toscan où l’horizon se devine derrière les vallons.L’histoire aurait pu s’arrêter là, en me satisfaisant d’une photographie où la cime des cyprès se serait découpée dans le ciel nuageux. Mais l’Histoire prolonge ce paysage jusqu’à nos jours. Et, il me fallait étirer le temps pour l’amener jusqu’à notre présent. Mais comment ?L’historien aime à se promener dans le temps, fouiller parmi les collections de mots, d’objets, de récits pour voir comment résonne dans nos oreilles contemporaines la vérité du choix de ces reliques. Je ne suis pas une historienne, mais j’aime me promener dans le temps. Et si je suis cette "dame" qui regarde l’horizon, je suis surtout celle qui habite cet horizon.Dans cette fraction de temps qui les sépare, quelle fut l’évolution de nos représentations du monde ?Le télescopage aurait bien fait l’affaire : mettre cette “dame” face à une image de notre temps contemporain. Mais laquelle ? Faire le choix d’une parmi l’infinité d’images, aussi justifié soit-il, ce choix, comme une réduction était pour moi l’équivalent d’une pioche hasardeuse.Contempler un paysage, c’est s’y promener, Cicéron n’écrivait-il pas que “l’homme est né pour contempler le monde” ? [“ De natura deorum” II, 39]. Je choisis alors de faire de ce paysage une promenade dans le temps en suivant un chemin spiralé le long duquel, tel le petit Poucet, je dépose des petites images représentatives de l’évolution de nos représentations du monde.Le monde se roule ou se déroule. Et voilà comment je me suis embourbée dès la première question : au-delà du paysage d’un tableau de la Renaissance, comment le monde était pensé?J’ai étalé tous les livres que je possède concernant la peinture de cette époque, j’ai“navigué” sur le web, j’ai failli me noyer, me perdre dans ces révolutions qui ont bouleversé les représentations du monde.Face à cette multitude d’images, de références, de noms il fallait choisir, autrement dit, élaguer grossièrement avec le doute d’avoir trop, pas assez ou mal choisi. Mais surtout j’ai cru me perdre dans les dédales de la chronologie.Alors qu’il me semblait évident que la première image à sélectionner pour illustrer la Renaissance devait être une représentation de la révolution copernicienne, en fouillant un peu, celle-ci m’amena à constater qu’au moins dix-sept siècles avant, les grecs avaient déjà conçu la terre non pas plate mais sphérique, calculé sa circonférence et qu’Aristarque de Samos avait défendu un système du monde héliocentrique. Pour autant au VIIe siècle, Isidore de Séville dans son Etymologiæ écrit : “Le monde est dit “rond” d’après la rondeur d’un cercle, parce que le monde est tel une roue […] En effet, l’Océan qui l’entoure de toutes parts le délimite par un cercle. Il est divisé en trois parties, d’une part l’Asie, en second l’Europe et en troisième l’Afrique.”J’ai donc tergiversé entre deux chronologies, celle qui respecte la succession des découvertes au cours des siècles ou celle qui tient compte de la manière dont l’Occident se représentait le monde au début de la Renaissance :(carte T-O Étymologies d’Isidore de Séville)j’aurai pu ainsi commencer par cette carte dite en TO d’Isidore de Séville illustrant la page de titre du livre 14 (de terra et partibus) encore imprimé en 1472. Cette représentation synthétique du monde est liée à la religion chrétienne. Les continents Asie, Afrique et Europe sont divisés par un T et entouré d’un O figurant l’océan. En optant par cette simplification du monde pour amorcer cette spirale des représentations, je soulignais le fait que la majorité des occidentaux à la Renaissance concevait encore la Terre comme immobile, centrale dans l’univers, donnant ainsi toute la valeur au mot révolution avec les découvertes de Nicolas Copernic.(Géographie de Claude Ptolémée. Manuscrit enluminé sur parchemin, 61x45 cm, BnF, département des Manuscrits, Latin 4802, f. 74v-74bis)Mais comment ne pas commencer par le début, avec le livre Géographie de Claude Ptolémée paru en 150 de notre ère, compilation des connaissances géographiques antérieures, à partir duquel fut dessinée cette mappemonde en 1544 par le Bâlois Sébastien Münster. Longitudes, latitudes, rétrécissement au pôle Nord, illustrant les difficultés de la projection des données de la sphère au support plan, toutes les bases de la géographie y sont posées. Seulement ce livre Géographie ne fut redécouvert en Occident qu’au XIIe siècle et traduit en latin qu’en 1409. Autant dire que sa redécouverte fut une révélation qui révolutionna l’image du monde à la Renaissance et donc participa à l’évolution des représentations de la terre.Ainsi, mon choix fut de placer cette mappemonde en premier, pour engager ce voyage à travers et le temps et l’espace.Ceci posé, je soufflais. Mais, un peu comme celui qui s’engage sur un chemin inconnu, cette entrée en matière me laissait deviner que la randonnée allait être longue et qu’il valait mieux calmer mon impatiente pour ne pas m’épuiser avant l’arrivée. D’autant que déjà j’avais goûté aux délices des recherches sur Internet, certaines vous promènent sur des chemins de traverse qui vous font oublier la raison initiale pour laquelle on se retrouve là, perdu, bredouille. Ou bien ces égarements sont des occasions de découvrir des auteurs, des phrases, des images qui finissent comme des perles enfilées dans l’horizon de nos connaissances. De sélection en sélection, je traçais ce chemin.(Mappemonde de Pietro Vesconte Parchemin, 52,5 x 40,5 cm; BNF, département des Manuscrits, Latin 4939, f. 9)Lors d’un fourvoiement où je m’étais laissé séduire volontairement par des images inconnues, je découvrais ces œuvres appelées “portulan”.En fait, ces cartes marines enluminées sur parchemin, témoignage de cinq cents ans de représentation européenne du monde, m’émeuvent. Elles sont comme des dessins naïfs, décorées, enluminées si éloignées de nos images satellites où tout est précis, identique à la réalité. Ce sont des poèmes, des images mentales qui nous invite à nous promener sur des espaces pour nous indéfinis, abstraits, véritables fenêtres-tableaux. J’imagine comment en faisant du cabotage ces marins tentaient de retranscrire les découpages des côtes, dans la mouvance d’un bateau, et une fois à terre, loin de la réalité, ils représentaient de mémoire ces avancées, ces criques, ces golfes. Ce qui me subjugue c’est avant tout le fait de passer d’une vision frontale à la vision surplombante, avec un esprit de synthèse guidé par ce besoin de posséder l’espace.Durant cinq siècles, les portulans contribuèrent à l’évolution des connaissances géographiques, un parmi tant d’autres cette mappemonde sur parchemin de Pietro Vesconte daté de 1328-29 a la particularité de faire le lien avec la mappemonde d’Al-Idrisi, synthèse de la cartographie arabe et la Géographie de Ptolémée.(Carte en T de Heinrich Bünting “Itenerarium Sacrae Scriptura”. 1581)Plus naïve encore est cette représentation en forme de trèfle, elle est l’œuvre d’un pasteur théologien Heinrich Bünting, protestant du XVIe siècle qui publia en 1581 un livre-atlas présentant le monde à partir des Saintes Ecritures “Itenerarium Sacrae Scriptura”. A cette époque la cartographie était déjà élaborée et le contour des continents plus près de la réalité. Aussi, je suis tout autant séduite par la forme simple du trèfle que par la stylisation des mers.Toutes ces représentations faites de projections, d’avancées et de reculs, mais surtout de lacunes, d’ignorance, m’apparaissent comme l’illustration de ce désir de connaissances, de ce besoin de découverte pour se positionner dans un espace maîtrisé.(Système géocentrisme d’après C. Ptolémée l’Harmonia Macroscomica d’Andreas Cellarius, 1660/61)Géographie, cosmographie, astronomie…."À ce qu’assurent les doctes pythagoriciens, Calliclès, le ciel et la terre, les Dieux et les hommes sont liés entre eux par une communauté, faite d’amitié et de bon arrangement, de sagesse et d’esprit de justice, et c’est la raison pour laquelle, à cet univers, ils donnent, mon camarade, le nom de cosmos, d’arrangement, et non celui de dérangement non plus que de dérèglement.” Platon, Gorgias, 507e - 508aPour se situer dans l’espace, de la terre au ciel, de ses pieds à l’horizon, l’homme a toujours observé et s’est interrogé. Car comment se positionner dans un environnement désordonné ? Constater des permanences, des cycles lui ont permis de s’autoriser à ordonner le monde et l’univers. Ainsi l’astronomie, la plus ancienne des sciences, a cherché à agencer autour de la terre les planètes et les astres comme une chorégraphie géométrique autour d’un principe de perfection circulaire.(Système héliocentrique d’après C. Ptolémée l’Harmonia Macroscomica d’Andreas Cellarius, 1660/61.)Mais voilà, astronomie, géographie ont avancé jusqu’à ce qu’en Occident le monde ne tourne plus autour de la Terre mais du soleil. Accepter de concevoir que le centre de notre univers ne soit plus sous nos pieds mais au niveau de la source de notre lumière le soleil fut certainement une sorte de désaxement difficile à envisager. Une véritable gymnastique de l’esprit qui demande une capacité d’abstraction dont le philosophe Giordano Bruno (1548-1600) a su faire preuve : "C’est à l’intellect qu’il appartient de juger et de rendre compte des choses que le temps et l’espace éloignent de nous." De inmenso et innumerabilibus. Mais plus, alors que la révolution copernicienne n’est pas encore assimilée, Giordano Bruno va plus loin : "Il est donc d’innombrables soleils et un nombre infini de terres tournant autour de ces soleils, à l’instar des sept "terres" [la Terre, la Lune, les cinq planètes alors connues : Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Saturne] que nous voyons tourner autour du Soleil qui nous est proche." (Giordano Bruno, L’Infini, l’Univers et les Mondes, 1584).(Carte du monde établie par Martin Waldseemüller en 1507 “America’s birth certificate.”)Mais revenons sur terre, pendant que certains astronomes louchaient sur les planètes et leur mouvement, la fébrilité des explorateurs les conduisaient à opter pour des trajectoires qui ne les menaient pas toujours où ils pensaient. C’est un Orient mythique qui engagea Christophe Colomb à ouvrir une nouvelle voie maritime en 1492, mais les indiens qu’il rencontra n’étaient pas ceux qu’il croyait, erreur qui permit de découvrir un continent jusque-là in envisagé. Tellement in envisagé qu’il fut le Nouveau Monde auquel fut attribué le nom d’America, en hommage au voyageur vénitien Amerigo Vespucci (1454-1512). C’est d’après les données recueillies par celui-ci que le cartographe Martin Waldseemüller réalisa cette carte où apparait pour la première fois ce nouveau continent qui changea la vision européenne du monde, auparavant simplement divisé en trois parties : Europe, Asie, et Afrique.(Le manuscrit de Leyde, VLF 41, (collection Vossius) rédigé par Fernando Oliveira)Vint alors le moment de corriger, d’ajouter, de préciser les contours,(Carte du monde dessinée par Rumold Mercator, fils de Gerardus Mercator, d’après la projection du même nom, et publié dans son Atlas datant de 1587.)mais aussi d’additionner les perfectionnements dus aux différentes disciplines et techniques qui contribuèrent à la représentation géodésique, à savoir les mathématiques, les techniques de navigation, l’invention de l’imprimerie. Ainsi au XVIe siècle le flamand Gerardus Mercator, lui-même géographe-artiste-mathématicien-cartographe, se lance quinze siècles après Ptolémée dans la réalisation d’une projection qui, même si elle entraine des déformations de distance, reste aujourd’hui encore la projection le plus représentée.Alors sur terre les grandes lignes étant tracées, l’équateur mesuré, l’intérieur des continents exploré, les Atlas, planisphères et mappemondes édités, améliorés, consultés, la géographie physique n’aura plus l’occasion d’engendrer de révolutions. Parmi les prodiges naturels, le premier et le plus rare, c’est que je suis né dans ce siècle où la Terre a été découverte, alors que les Anciens n’en connaissaient guère plus du tiers […]. Les connaissances se sont étendues. Qu’y a-t-il de plus merveilleux que l’artillerie, cette foudre des mortels bien plus dangereuse que celle des dieux […] ? Ajoutons-y […] l’invention de l’imprimerie, conçue par l’esprit des hommes, réalisée par leurs mains, qui peut rivaliser avec les miracles divins.Que nous manque-t-il encore sinon de prendre possession du ciel ? Satellitium animi Thomas More 1478-1535Tout ce chemin pour faire simplement l’état des lieux d’une possible perspective du monde, au-delà d’un paysage regardé par un personnage supposé de la Renaissance…(Système solaire)Donc dès cette époque, on pouvait savoir que la Terre est sphérique, qu’elle tourne sur elle-même et autour du Soleil, qu’elle appartient au système solaire et que les planètes parcourent des ellipses et non des cercles. J’aurai pu ainsi partir de ces découvertes confirmées à la Renaissance pour arriver jusqu’à ce début du XXIe siècle en passant par les nombreuses révolutions scientifiques et technologiques.Mais il aurait été alors difficile de comprendre les différentes conceptions du monde qui coexistaient à cette époque et négliger toutes les contradictions auxquelles la Renaissance s’est affrontée pour sortir d’un monde unique et fixe vers un univers mobile, changeant et pluriel. Aussi, pour représenter le monde qui se dévoilait plus complexe, l’invention de la perspective géométrique n’est pas anodine. Peut-être que nouvellement confrontée au multiple, cette époque devait préciser ses points de fuite et ajuster son acuité.Alors que les nouvelles cartes marines se couvrent de lignes de rhumb, comme une toile d’araignée attestant de cette prise de consciences des possibles, sorte de griserie face à l’ouverture du monde, la perspective, elle, réunie les axes sur un point de convergence situé à l’infini. Elle vient donner une direction dans un monde tout rond qui roule autour du soleil… Elle contrecarre le flou d’une complexité qui se dessine déjà.(NASA Earth Observatory image by Robert Simmon with the Suomi NPP satellite in April and October 2012)Avoir une image de la Terre……La première a été prise en 1959 depuis un satellite en orbite. Jusque-là, la pensée avait conçu la rotondité de la Terre, l’image la confirme et pourtant à l’échelle de notre corps, elle reste une abstraction.Mais revenons à mes sélections de représentation du monde depuis la Renaissance jusqu’à cette image de la Terre. Celle-ci pourrait être l’arrivée de cette particulière randonnée.Cependant tout au long de mes recherches en fouillant de-ci de-là, il m’est apparu que les nombreuses découvertes scientifiques qui se sont succédées (…Isaac Newton, Albert Einstein…) ne développèrent pas uniquement la compréhension du monde, de la Terre dans l’univers. Les révolutions industrielle et technologique qui en découlèrent permirent à l’homme de croire qu’il pouvait être le maître du monde.(Photographie Nasa la Terre vue de la Lune)Et si l’homme a toujours rêvé d’aller sur la Lune, il y est arrivé …….pour autant ce ne fut pas une révolution, mais la confirmation d’un possible.(La Terre et son enveloppe de satellites artificiels)Bizarrement, de retour de ce voyage sur la Lune, tout en poursuivant ses investigations sur l’univers, l’homme s’est concentré sur la Terre, mais plus seulement sur elle-même, mais sur son double, son image. Une sorte de passion centrée sur les miroirs, voir, se voir, voir partout, voir des reflets de fragments de la Terre. Embrasser l’horizon sphérique de la Terre, cette fois définitivement admis. Ce pouvoir de voir partout est en soi une révolution, mais il est surtout le résultat d’un désir humain jamais rassasié : l’ubiquité.Peut-être est-ce aussi le moyen de se rassurer de l’existence de la Terre dans un univers incommensurable ?Quoi qu’il en soit, depuis l’invention de la photographie, la restitution de mondes inconnus a permis sans voyager d’entrevoir d’autres lieux, d’autres modes d’existence. Avec le cinéma puis la télévision, la restitution d’un ailleurs s’est peu à peu cadré sur le temps présent, pour regarder non plus en différé mais en direct d’autres régions, pays… L’espace-temps est devenu déclinable ou relatif.Au-delà qui sait, peut-être peut-on dire que le partage de la Terre s’est passé à travers l’image.(Galaxie du triangle M33 Photographie Nasa)De la Terre et puis le ciel.Et là, nos yeux sont tout autant fascinés par la lumière des étoiles que par le noir le plus profond dans lequel elles reposent depuis des millénaires. La Voie Lactée est l’un des plus vieux spectacles dont les constellations d’étoiles portent des noms d’animaux, divinités…. depuis l’Antiquité. L’homme les a humanisées en attentant de trouver une ou des exo Terres. Poursuivant ces recherches en astronomie, nourries des progrès de l’astrophysique, les découvertes vont de galaxie en galaxies et ainsi l’univers fini par paraître presque infini….Carte de la sphère céleste observée par le satellite WMAP (juin 2003)Mais…. Tout comme il a été difficile d’adopter le système héliocentrique, il n’est pas simple aujourd’hui de penser l’univers en expansion, se dire que l’espace gonfle, que les galaxies s’éloignent les unes des autres, sans elles-mêmes changer de taille et de même penser qu’il aurait un bord….. mais aussi une naissance, cela il y a 13, 75 milliards d’années.Alors en quatre siècles, depuis la Renaissance la pensée humaine a été secouée plusieurs fois, mais elle aime ça. Elle aime les contradictions. L’univers, elle le voulait fini, stable, il ne l’est pas.Et, si on vérifie qu’il a un bord pour ne pas dire une limite, notre pensée devra faire le chemin inverse, peut-être plus contraignant. Quel serait alors l’axe pour nos conceptions du monde ?….entre le ciel et la Terre….Peut-on aller plus loin que le bord de l’univers ? Non, pas encore, donc je peux considérer que ma randonnée rapide se finit là.Pourtant, je n’ai pas ce sentiment. Deux images sur lesquelles je me suis longuement arrêtée ne sont pas encore placées. Elles ont l’apparence de visions célestes mais ce sont des images numériques de représentations d’interactions humaines. Au-delà de ces similitudes visuelles, peut-être y a-t-il une analogie?(Image de la complexité (visualisation la “blogosphère hyperbolique" de Matthieu Hurst))Entre ces formes informes et lumineuses et les images de galaxie, je reste étonnée par leur similitude. L’informe est comme le résultat d’une désorganisation ou un ordre qui échappe à notre logique causale. Comment ceci pourrait expliquer cela ? Y a-t-il un début, une fin, sachant que cette image ne donne pas d’information sur le volume. Par où on rentre ? Cet éparpillement de points comme d’étoiles est-il le fruit du hasard ?Tout a toujours coexisté sans que nous en ayons connaissance, aujourd’hui l’accumulation de nos savoirs nous demande de les organiser, de les lier, de les relier selon des systèmes de mises en relation. C’est là que tout se complexifie.(Représentation imagée du réseau Internet)Lors de ma déambulation sur Internet, j’ai découvert de lien en lien l’existence d’un grand classificateur Paul Otlet (1848-1944) qui voulait ranger le Savoir avec l’idée de réseau et de coopération internationale entre bibliothécaires et bibliothèques. Ce visionnaire avait conçu une encyclopédie universelle consultable de chez soi, autrement dit l’outil Internet :Ici, la table de travail n’est plus chargée d’aucun livre. A leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas, au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements. De là, on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la question posée par téléphone.” Traité de documentation, 1934.Mais comme Albert Einstein avait une conception d’un univers statique, Paul Otlet avait une vision d’un monde figé. Or, l’outil Internet ne rassasie pas le besoin d’échanges mais plutôt le stimule. L’expansion des inter connectivités étant telle que l’on peut se demander si elle aura un bord ?De cette traversée dont je n’avais pas estimé le temps nécessaire pour la faire et le temps pour donner une forme à sa restitution, je garde l’idée qu’entre la Renaissance et aujourd’hui la condition humaine a gagné une dimension.Le Savoir enveloppe notre réalité physique et grâce à lui nos conditions humaines se sont transformées. Au cours des deux derniers siècles, les révolutions numérique et technologique ont donné un nouvel espace sur lequel se (re) joue différemment l’existence humaine.Jusqu’ici la linéarité du temps était la base de nos modes de communication : un mot après l’autre, une page après l’autre, comme un pas après l’autre. Aujourd’hui, l’accès à la multiplicité des données et la superposition des modes de réceptions avec Internet donnent à voir un instantané du multiple, fascinant. Face à cette expansion de la diffusion des savoirs, nos capacités de raisonnement, d’ordonnancement semblent limitées et stimulées.Si à la Renaissance, les navigateurs retranscrivaient l’espace maritime en traçant des lignes de rhumb pour préciser des directions et les peintres utilisaient la perspective, aujourd’hui avec la dimension numérique le déplacement conceptuel cherche à embrasser le multiple dans l’instantané, un véritable changement d’échelle. Reste à déterminer la direction et le bornage, car à chaque intersection des possibles, la contrainte du choix qui frôle le hasard nous rappelle notre condition humaine de notre espace-temps : je vais où ?Fermer